Regard de l’historien Georges Bensoussan

Vues de loin, les sculptures de Herzi montrent une torsion de douleur puis, de plus près, s’imposent à notre regard des amoncellements de corps entremêlés, des charniers d’où toute notion de personne humaine a disparu. L’une des sculptures en particulier évoque par ces formes torturées le monument des combattants du ghetto de Varsovie. Cette œuvre est habitée par la transmission d’un traumatisme reçu en héritage, lui qui participe de la 3° génération après le désastre vécu dans leur chair par ses parents, ses grands-parents, tant d’autres issus de la même filiation. Par le travail de la matière, ces formes sculptées nous disent comment la destruction du substrat qui faisait jusque-là l’humanité d’un homme a modifié l’avenir politique de l’espèce humaine ; comment la notion de personne, anéantie dans la Shoah, marque une césure anthropologique quand un groupe humain, préalablement diabolisé et chosifié a été détruit comme dans une « entreprise d’assainissement » du monde.

Ce délire froid nous déstabilise. Il appelle le refoulement parce qu’il s’agit d’oublier un abîme qui nous met en péril. Les sculptures de Herzi ne montrent rien. Pourtant, l’on voit tout de ce qu’elles suggèrent, un spectacle d’épouvante, la rupture de Treblinka et l’énigme de Belzec dont un seul témoin, en 1961, est venu dire devant un tribunal à Jérusalem quel  abime ce fut. On pense aux mots de Vladimir Jankélévitch qui parlait de « l’indicible secret que chacun porte plus ou moins en soi. (…) Tous habités par l’inavouable secret.»

Quel secret ? Celui d’une existence humaine entamée qui fait qu’a contrario de l’image biblique, c’est de ne pas nous tourner vers ce passé qui nous figera demain en statue de sel. 

Le sculpteur parle de la «chrysalide des ombres» et « de la filiation de l’horreur à l’espérance ». Parce que cette fracture de l’histoire peut se dire autrement que par des mots, par des formes, et les unes et les autres conjugués pour faire en sorte que le « devoir de mémoire » ne devienne un discours convenu qui serait comme une ultime trahison des  victimes momifiées dans la langue notabilisée des propos de circonstance. Car cette tragédie ne constitue pas un savoir ordinaire, ni même un savoir seul.1Cette connaissance interroge en chacun sa part d’humanité et de médiocrité, sa part de conformisme et de refus. Elle transforme celui qui la fait sienne, elle fait de nous les dépositaires de ce legs étrange, cet « héritage précédé d’aucun testament» (René Char), cette leçon de ténèbres politique de bout en bout. Au travail de Herzi, à son effort pour extraire de la matière les mille visages de la douleur, de l’exil et de la mort, doit répondre l’effort de penser que cette tragédie n’est pas l’affaire des Juifs seuls mais une atteinte portée à la  condition humaine. Parce que depuis Treblinka, ce qui a figure humaine est en danger. Sculpter, écrire, raconter pour demeurer fidèle à ce dé tenu juif du camp de Maidanek, Itzhak Schipper, qui, à l’été 1943, confiait à un de ses codétenus : «Personne ne voudra nous croire, parce que notre catastrophe est la catastrophe de tout le monde civilisé . »

Georges Bensoussan, (pseudonyme Emmanuel Brenner ) 05/21 
Historien spécialiste de la Shoah, responsable éditorial au Mémorial de la Shoah Auteur de l’ouvrage collectif les territoires perdus de la république ( 2002)